Les poèmes

Les bons chiens

(…)Je chante le chien crotté, 
le chien pauvre, 
le chien sans domicile, 
le chien flâneur, 
le chien saltimbanque, 
le chien dont l'instinct, 
comme celui du pauvre, 
du bohémien et de l'histrion, 
est merveilleusement aiguillonné par la nécessité, 
cette si bonne mère,
cette vraie patronne des intelligences !   
Je chante les chiens calamiteux, 
soit ceux qui errent solitaires, 
dans les ravines sinueuses des immenses villes, 
soit ceux qui ont dit à l'homme abandonné, 
avec des yeux clignotants et spirituels : 
« Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! »  

Charles Baudelaire

Demain dès l'aube (à réciter seul)

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps. 

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit. 

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. 

Victor Hugo

Le soir, dans une vallée (à réciter à deux)

Déjà le soir de sa vapeur bleuâtre 
Enveloppait les champs silencieux ; 
Par le nuage étaient voilés les cieux : 
Je m'avançais vers la pierre grisâtre. 
Du haut d'un mont une onde rugissant 
S'élançait : sous de larges sycomores,
Dans ce désert d'un calme menaçant,
Roulaient des flots agités et sonores.
Le noir torrent, redoublant de vigueur,
Entrait fougueux dans la forêt obscure
De ces sapins, au port plein de langueur,
Qui, négligés comme dans la douleur,
Laissent tomber leur longue chevelure,
De branche en branche errant à l'aventure.
Se regardant dans un silence affreux,
Des rochers nus s'élevaient, ténébreux ;
Leur front aride et leurs cimes sauvages
Voyaient glisser et fumer les nuages :
Leurs longs sommets, en prisme partagés,
Etaient des eaux et des mousses rongés.
Des liserons, d'humides capillaires,
Couvraient les flancs de ces monts solitaires ;
Plus tristement des lierres encor
Se suspendaient aux rocs inaccessibles ;
Et contrasté, teint de couleurs paisibles,
Le jonc, couvert de ses papillons d'or,
Riait au vent sur des sites terribles.
Mais tout s'efface, et surpris de la nuit,
Couché parmi des bruyères laineuses,
Sur le courant des ondes orageuses
Je vais pencher mon front chargé d'ennui.  

François René de Chateaubriand

L'Automne

Voici venu le froid radieux de septembre :
Le vent voudrait entrer et jouer dans les chambres ;
Mais la maison a l’air sévère, ce matin,
Et le laisse dehors qui sanglote au jardin. 
Comme toutes les voix de l’été se sont tues !
Pourquoi ne met-on pas de mantes aux statues ?
Tout est transi, tout tremble et tout a peur ; je crois
Que la bise grelotte et que l’eau même a froid. 
Les feuilles dans le vent courent comme des folles ;
Elles voudraient aller où les oiseaux s’envolent,
Mais le vent les reprend et barre leur chemin
Elles iront mourir sur les étangs demain. 
Le silence est léger et calme ; par minute
Le vent passe au travers comme un joueur de flûte,
Et puis tout redevient encor silencieux,
Et l’Amour qui jouait sous la bonté des cieux 
S’en revient pour chauffer devant le feu qui flambe
Ses mains pleines de froid et ses frileuses jambes,
Et la vieille maison qu’il va transfigurer
Tressaille et s’attendrit de le sentir entrer.   

Anna de Noailles, 
Le cœur innombrable

La terre est bleue

 La terre est bleue comme une orange
Jamais une erreur les mots ne mentent pas 
Ils ne vous donnent plus à chanter 
Au tour des baisers de s’entendre 
Les fous et les amours 
Elle sa bouche d’alliance 
Tous les secrets tous les sourires 
Et quels vêtements d’indulgence 
À la croire toute nue.

Les guêpes fleurissent vert 
L’aube se passe autour du cou 
Un collier de fenêtres 
Des ailes couvrent les feuilles 
Tu as toutes les joies solaires 
Tout le soleil sur la terre 
Sur les chemins de ta beauté.

 Paul Eluard, L’amour la poésie, 1929
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