Poèmes

Si

Si quand autour de toi tous perdent la tête,
Toi tu peux rester libre et leur tenir tête ;
Si tu peux croire en toi quand tous doutent de toi,
Mais entendre ces doutes pour éclairer tes choix ;
Si tu sais patienter autant que nécessaire…
Si accablé de mensonges tu refuses de mentir ;
Si ébranlé par la haine tu refuses de haïr ;
Si tu sais être bon sans cesser d’être ferme ;
Si tu sais être sage sans devenir terne : 

Si tu sais rêver sans n’être qu’un rêveur ;
Si tu peux penser sans n’être qu’un penseur ;
Si tu sais accueillir le succès et l’échec,
Et aux deux imposteurs réserver la même fête ;
Si tu peux supporter d’entendre tes propos
Tordus par des escrocs pour mieux duper des sots ;
Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie,
Et te mettre à rebâtir avec des débris : 

Si tu peux amasser ce que tu as gagné,
Et le remettre en jeu sur un seul coup de dés,
Sans un soupir tout perdre et tout recommencer ;
Si tu sais maîtriser ton cœur, tes nerfs, ton corps,
Et quand ils t’ont lâché les faire servir encore,
Et quand il n’y a plus rien en toi, tenir,
Écouter la volonté seule qui crie : « Tenir ! » 

Si tu sais rester noble dans l’indigence ;
Si tu sais rester humble dans l’opulence ;
Si ennemi ni ami ne peut t’ébranler ;
Si pour toi chacun compte sans qu’aucun ne compte trop ;
Si dans cette vie, minute vite écoulée,
Tu fais soixante pas sur un chemin qui vaut : 

Alors t’appartiendront la Terre les jours les ans,
Mieux – tu mériteras le nom d’Humain, mon enfant ! 

Rudyard Kipling (Traduction de Karim Mahmoud-Vintam)

Ma bohème

Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! 

Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou 

Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ; 

Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur ! 

Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1870)
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